« Autoportrait de l’auteur en coureur de fond » de Haruki Murakami – Extrait 5

 

 

Je suis parvenu de la sorte, en endurant mille maux, aux alentours du kilomètre 75, et là, c'était comme si j'étais passé à travers quelque chose. Telle a été ma sensation. Je dis «passer à travers» faute d'une meilleure expression. Comme si mon corps était passé sans dommage au travers d'un mur en pierres. Je ne me souviens pas exactement à quel moment est intervenue cette traversée. Soudain, j'ai remarqué que j'étais déjà de l'autre côté. J'avais compris, sans l'ombre d'un doute, que j'étais passé au travers. Je ne comprenais pas très bien la logique ou la manière dont la chose s'était accomplie - j'étais simplement tout à fait persuadé de cette réalité: j'étais passé de l'autre côté.

Après quoi, je n'ai plus eu besoin de penser. Ou plus précisément, il n'y avait plus aucune nécessité à ce que je me force, consciemment, à « penser à quelque chose ». Je n'avais qu'à me laisser entraîner par le courant et à le faire de manière automatique. Si je me laissais aller, quelque chose de puissant me pousserait vers l'avant, tout naturellement.

Il est évident qu'effectuer une aussi longue course est éprouvant physiquement. Pourtant, à ce moment-là, l'épuisement n'était plus pour moi le problème majeur. Comme si, peut-être, en moi, il y avait eu une acceptation naturelle de cet état de fatigue extrême, devenue « normale ». Mes muscles n'étaient plus alors une assemblée révolutionnaire en pleine effervescence, on aurait dit qu'ils s'étaient adaptés à la situation, qu'ils avaient renoncé à se plaindre. Plus personne ne tapait sur la table, plus personne ne jetait son verre. Mes muscles acceptaient en silence l'épuisement, comme une phase historique inévitable, une conséquence de la révolution. Moi, j'étais transformé en une créature automobile, qui faisait tournoyer ses bras en rythme, d'avant en arrière, et dont les jambes se propulsaient vers l'avant, un pas après l'autre. Plus d'idées. Plus de pensées. Je me suis brusquement rendu compte que même la souffrance physique s'était évanouie. Ou peut-être s'était-elle fourrée dans un coin hors de vue, comme un vieux meuble dont on n'arrive pas à se débarrasser.

C'est dans cet état, une fois accompli le « je suis passé de l'autre côté » que je me suis mis à dépasser de nombreux coureurs. Après le contrôle du kilomètre 75 (où il faut parvenir en moins de huit heures et quarante-cinq minutes sous peine d'être éliminé), un grand nombre d'autres participants, contrairement à moi, ont commencé à ralentir ou même ont renoncé à courir, se bornant à marcher. Dès lors, et jusqu'à la ligne d'arrivée, je crois en avoir doublé environ deux cents. Je suis sûr en tout cas d'en avoir dépassé au moins deux cents. Un ou deux seulement m'ont doublé. Si j'ai pu dénombrer ainsi les coureurs devant qui je passais, c'est parce que je n'avais rien d'autre à faire. Harassé, épuisé à l'extrême, non seulement j'avais totalement accepté cette condition, mais la réalité était que je pouvais encore courir, et que pour moi alors, c'était tout ce que j'avais à espérer du monde.

Comme j'avançais en mode automatique, si l'on m'avait demandé de courir au-delà des cent kilomètres, j'aurais peut-être pu le faire. Cela semblera étrange, pourtant, vers la fin du parcours, non seulement la souffrance physique n'existait plus, mais encore les notions de qui j'étais et de ce que je faisais avaient plus ou moins disparu de ma compréhension. Cette impression aurait pu me sembler tout à fait folle, mais non, j'étais incapable même d'éprouver comme bizarre cette extrême bizarrerie. Car, en courant, j'avais alors pénétré sur le territoire de la métaphysique. D'abord, il y avait eu l'acte de courir, et comme un accompagnement, cet existant qui était « moi ». Je cours, donc je suis.

Lorsque je m'approche de la fin d'un marathon, tout ce que je souhaite d'habitude, c'est en finir au plus vite, terminer la course aussi rapidement que possible. Voilà tout ce à quoi je suis capable de penser. Mais cette fois, ce genre de considération ne m'a même pas effleuré. Il ne me semblait pas qu'avoir achevé cette course avait véritablement du sens. C'est comme la vie. Ce n'est pas parce qu'elle a un terme que notre existence a du sens.

Selon moi, qu'il y ait quelque part un terme à notre existence permet commodément de lui donner du sens, et je crois y deviner simplement une métaphore indirecte de son caractère limité. Très philosophique. Pourtant, à ce moment-là, je ne pensais pas du tout en termes philosophiques, c'était juste une sensation que j'éprouvais globalement à travers mon corps, et je n'y mettais pas de mots.

Ce sentiment n'a fait que se renforcer quand je me suis engagé dans la toute dernière section de la course, dans le parc naturel de cette très longue péninsule. Ma manière de courir se rapprochait alors d'un état méditatif. J'étais sensible à la beauté du paysage côtier et les odeurs de la mer d'Okhotsk parvenaient jusqu'à moi. Le crépuscule commençait à tomber (nous étions partis tôt le matin), l'air prenait une transparence spéciale. L'herbe épaisse de ce début d'été embaumait aussi. J'ai vu quelques renards rassemblés dans un champ. Ils nous regardaient, nous, les coureurs, d'un air étonné. Des nuages épais, lourds de signification - on aurait dit quelque peinture anglaise du XIXe siècle -, plombaient le ciel. Il n'y avait pas le moindre souffle de vent. Beaucoup d'autres coureurs, autour de moi, se traînaient péniblement, silencieux, en direction de la ligne d'arrivée. Et moi, le fait d'être parmi tous les participants me procurait une sensation paisible de bonheur. J'inspirais. Je soufflais. Je n'entendais aucun dérèglement dans le bruit de ma respiration. L'air me pénétrait très calmement puis était expulsé. Mon cœur silencieux se dilatait puis se contractait, encore et encore, à un rythme bien établi. Mes poumons, tels des soufflets de forge, apportaient loyalement de l'oxygène neuf à mon corps. Je pouvais sentir travailler tous ces organes, je pouvais percevoir le moindre son qu'ils émettaient. Tout fonctionnait à la perfection. Les gens, sur le bord du chemin, nous criaient.: «. Courage, vous y êtes presque!» Comme 1'air limpide, leurs voix me traversaient. J'avais la sensation qu'elles passaient à travers moi jusque de l'autre côté.

J'étais moi  et  puis je n'étais pas moi. Voilà ce que je ressentais. C'était un sentiment très paisible, très serein. La conscience n'était pas quelque chose de tellement important. Oui, voilà ce que je pensais. Bien entendu, comme Je suis romancier, je sais bien que la conscience est tout à fait nécessaire pour que je puisse accomplir mon travail. Sans conscience, comment écrire une histoire dotée d'un caractère propre? Et pourtant, je ne le ressentais pas ainsi. La conscience n'était pas quelque chose de particulièrement important.

Néanmoins, lorsque j'ai franchi la ligne d'arrivée à Tokorocho, j'étais extrêmement heureux. Bien entendu, chaque  fois que je termine une course, j'éprouve de la joie, mais cette fois, c'était vraiment autre chose, bien plus fort. J'ai levé en l'air mon poing droit. Il était alors 16 heures 42. Depuis le départ, je courais donc depuis onze heures et quarante-deux minutes.

Pour la première fois depuis une demi-journée, je me suis assis par terre, j'ai épongé ma sueur, j'ai bu de l'eau jusqu'à plus soif, j'ai délacé mes chaussures, et puis, alors que l'obscurité gagnait lentement le paysage environnant, j'ai pratiqué quelques étirements soigneux. À peu près a ce moment-là est née et a grossi en moi une nouvelle impression. Quelque chose que je décrirais ainsi : « J'ai accepté un défi risqué et j'ai trouvé en moi la force de m'y confronter. » Un bonheur personnel, mêlé de soulagement. Le soulagement plus fort sans doute que le bonheur. Comme si un nœud serré très fort, à l'intérieur de moi se relâchait peu à peu, un nœud dont je n avais pas su, jusqu'alors, qu'il se trouvait là, en moi.

 



06/09/2009
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