« Autoportrait de l’auteur en coureur de fond » de Haruki Murakami – Extrait 4
J'ai renoncé à convaincre ces jambes récalcitrantes et tenté de me concentrer sur le haut du corps. J'ai imprimé à mes bras des mouvements aussi amples que possible, ce qui entraînait la partie supérieure du corps et transmettait ainsi de l'élan au bas du corps. Grâce à cette énergie, je suis parvenu à propulser mes jambes vers l'avant. (Après la course, mes poignets étaient tout gonflés.) Bien entendu, j'avançais très lentement. Ma vitesse était peu différente de celle d'une marche rapide. Néanmoins, malgré cette lenteur, comme si mes jambes avaient de nouveau compris quel rôle était le leur, ou peut-être comme si elles s'étaient résignées à leur destin, leurs muscles ont recommencé à réagir normalement, et j'ai été en mesure de courir à peu près comme à mon habitude. Qu'ils en soient remerciés.
Même si mes jambes à présent recommençaient à fonctionner, entre le point de repos du kilomètre 55 et celui du kilomètre 75, l'épreuve a été extrêmement douloureuse. J'avais la sensation d'être semblable à un morceau de bœuf en train de passer à vitesse réduite au hachoir à viande. J'avais en moi le désir d'aller de l'avant, mais mon corps ne voulait plus m'obéir. Il agissait à la manière d'une voiture qu'on obligerait à grimper une côte avec le frein à main enclenché. Mon corps était comme dispersé, il sentait que sous peu il serait hors d'usage. Manque d'huile, vis desserrées, mauvais réglage des pignons. Ma vitesse baissait terriblement tandis que les coureurs me dépassaient l'un après l'autre. Même une vieille femme frêle d'environ soixante-dix ans m'a doublé et m'a crié: « Courage! » Aah ... comment allais-je m'en sortir, alors qu'il y avait encore quarante kilomètres?
Progressivement, différentes parties de mon corps, chacune à tour de rôle, se sont mises à me faire souffrir. D'abord, la douleur a atteint ma cuisse droite, puis elle s'est transportée au genou droit, puis à ma cuisse gauche, etc. Les parties respectives de mon corps, successivement, se sont dressées l'une après l'autre pour se plaindre à haute voix de leur souffrance. Elles ont hurlé, protesté, récriminé fortement et m'ont fait comprendre qu'elles n'avaient pas l'intention de continuer à fonctionner. Ce concert de plaintes était excusable car elles ignoraient l'expérience d'une course de cent kilomètres. Oui, je les comprenais bien. Pourtant, tout ce que je leur demandais, c'était de se taire et de continuer. Comme Danton ou Robespierre tentant, à force d'éloquence, de persuader les tribunaux révolutionnaires enfiévrés et hostiles, j'ai essayé de parlementer avec les parties de mon corps, de les amener à se montrer un peu plus coopératives. Je les ai encouragées, les ai piquées au vif, flattées, grondées, stimulées. «Allez, les amies, encore un peu d'efforts! Vous allez y arriver, il vous suffit d'avoir du courage ! » Mais si l'on y réfléchit - et moi, j'y réfléchissais -, Danton et Robespierre ont fini décapités, n'est-ce pas?
Finalement, j'ai serré les dents et réussi, dans un état d'extrême douleur, à avaler ces vingt kilomètres de plus. J'avais usé et abusé de tous les moyens à ma disposition. «Je ne suis pas un homme. Juste un rouage d'une machine. Une machine, ça ne ressent rien. Donc, tu continues, c'est tout. » Voilà ce que je me disais. Voilà à peu près tout ce que j'étais capable de penser. Si j'avais été une créature vivante, faite de chair et de sang, j'aurais sans doute plié face à tant de souffrance. Bien sûr, il existait quelque chose qui était moi. Et il Y avait bien une conscience qui allait avec. Mais à ce moment, je devais absolument m'obliger à considérer que ces entités n'étaient que des «formes opportunes », et rien de plus. C'était une manière de penser étrange, oui, vraiment une sensation étrange. Une conscience qui voulait se nier elle-même. Je devais me faire entrer de force dans un lieu inorganique. J'avais saisi instinctivement que c'était le seul moyen de survivre. «Je ne suis pas un homme. Juste un rouage d'une machine. Une machine, ça ne ressent rien. Continue à avancer, c'est tout. » |
|
Je me répétais ces phrases dans ma tête, comme un mantra. D'innombrables fois. Je me les répétais, littéralement « comme une machine ». Et je tentais de réduire le monde de mes perceptions à ses limites les plus étroites. Tout ce que je voyais était le sol, à trois mètres devant moi, et rien n'existait pour moi au-delà. Le monde s'était rétréci à trois mètres devant moi. Il m'était tout à fait inutile de penser au-delà. Le ciel et le vent, l'herbe, cette herbe justement que broutaient les vaches, les spectateurs et leurs encouragements, le lac, les romans, la réalité, le passé, les souvenirs - plus rien n'avait de connexion avec moi. Simplement je devais me propulser au-delà de ces trois mètres - telle était ma minuscule rai- son de vivre, en tant qu'humain. Non, pardon, en tant que « machine », Tous les cinq kilomètres, je m'arrêtais et je buvais de l'eau. À chaque pause, je procédais à quelques étirements rapides. Mes muscles étaient aussi durs que du pain oublié pendant une semaine dans un réfectoire. J'avais peine à imaginer qu'il s'agissait de mes propres muscles. À l'un des arrêts, il y avait des prunes confites au vinaigre et j'en ai mangé une. Jamais je n'aurais pensé qu'une prune au vinaigre pouvait être aussi délicieuse. Petit à petit, le sel et le vinaigre se sont agréablement propagés de ma bouche à tout mon corps. Au lieu de vouloir courir à tout prix, peut-être aurait-il été plus judicieux de marcher. Beaucoup de coureurs le faisaient à présent, afin de reposer un peu leurs jambes. Mais moi, je n'ai pas marché une seule fois. Je me suis souvent arrêté, j'ai fait de brefs étirements, mais je n'ai pas marché. Je n'étais pas venu participer à cette compétition pour marcher. Mais pour courir. C'était dans ce but - et dans ce but uniquement - que j'avais pris l'avion jusqu'à l'extrême nord du Japon. Peu importait la lenteur de mes foulées, il n'était pas question de marcher. C'était la règle. Si je me permettais de l'enfreindre une seule fois, je serais amené à recommencer encore et encore. Et si j'avais succombé, il m'aurait été extrêmement difficile d'arriver au bout de cet ultra-marathon.
|
|
A découvrir aussi
- Trail de Boncourt - Dim 16 mai 10: L’événement perçu par Bruno
- EKIDEN DE ROISSY
- Récit et commentaires de l'Ekiden du PAAC 2011
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 114 autres membres